LE FIGARO. - Pour 2022, la croissance est révisée à la baisse, mais ne s'effondre pas. On est même loin de la récession. Comment l'expliquez-vous ?
François VILLEROY DE GALHAU. - Le choc de la guerre russe en Ukraine devrait nous coûter plus de deux points de croissance sur la période 2022-2024, par rapport à nos attentes en début d'année. Mais l'activité semble résiliente pour deux raisons. D'une part, la consommation des ménages tout comme l'investissement des entreprises résistent. D'autre part, les entreprises ont bien traversé la crise du coronavirus, alors que nombreux étaient ceux qui prédisaient un mur des faillites. Dans une situation exceptionnelle, le «quoi qu'il en coûte» a été efficace. Aujourd'hui, on observe une reprise soutenue dans les services alors que l'industrie souffre des difficultés d'approvisionnement. Les difficultés de recrutement restent très élevées, et le chômage bas ne devrait d'ailleurs que peu augmenter, en passant de 7,4% aujourd'hui à 7,9 % en 2024. Nous présentons aussi un scénario plus défavorable, avec des tensions bien plus fortes sur les prix de l'énergie. La croissance serait alors négative, de -1,3% en 2023. Cette variante nous paraît cependant aujourd'hui moins probable.
Vous tablez sur une inflation très forte à 5,6 % en 2022, qui reviendrait à 3,4 % en 2023 puis à seulement 1,9 % en 2024. Comment expliquez-vous cette baisse ?
Même si elle est la moins élevée de la zone euro, l'inflation est aujourd'hui nettement trop forte en France ; elle devrait commencer à diminuer en début d'année prochaine, dans un scénario où les prix de l'énergie resteraient élevés mais n'augmenteraient plus. Mais la hausse des prix ne concerne plus seulement l'énergie et s'est largement diffusée à d'autres secteurs : la politique monétaire doit alors agir. La Banque centrale européenne (BCE) et la Banque de France feront ce qu'il faut pour ramener l'inflation à 2%. Ce n'est pas seulement une prévision pour 2024, c'est un engagement dans la durée.
Justement, vous attendez-vous à une forte baisse du pouvoir d'achat à cause de l'inflation ?
Nous prévoyons un recul du pouvoir d'achat de 1% en moyenne cette année, en prenant en compte les mesures de soutien engagées ou annoncées par le gouvernement. Cette baisse sensible arrive néanmoins après une hausse de 2% l'année précédente et de 8% depuis 2015. La croissance du pouvoir d'achat repartirait ensuite progressivement à partir de 2023.
Le gouvernement doit-il alors cesser sa politique de chèques qui se chiffre en milliards d'euros ?
Nos concitoyens, et notamment les ruraux ou les plus défavorisés, ressentent très fortement ce thème du pouvoir d'achat, au-delà des réalités statistiques et des moyennes. Les économistes s'accordent cependant pour dire que les mesures de protection devraient autant que possible rester temporaires et ciblées. À terme, il est sain que nous retrouvions un pouvoir d'achat dont le moteur soit le travail et la croissance plus que les dépenses publiques.
Dans vos prévisions, la dette publique devrait repasser sous la barre de 110 % du PIB à partir de l'an prochain. Comment expliquez-vous ce léger reflux ?
C'est essentiellement un effet temporaire lié à l'inflation sur le PIB. Mais la France ne peut pas se permettre de transmettre un tel poids de dette à sa jeunesse. Nous devons d'ici quelques années repasser sous la barre des 100%, le niveau d'avant le choc Covid. Et d'autant plus avec la hausse des taux d'intérêt en cours: une hausse de 1 point des taux, c'est dans dix ans près de 40 milliards d'euros en plus d'intérêts chaque année, ou au moins 1 % du PIB de déficit supplémentaire. Il serait illusoire de penser que notre dette est encore sans coût et sans limites.
Vu l'état des finances publiques, ne pensez-vous pas qu'Emmanuel Macron joue à un jeu dangereux en ne donnant pas un cap clair sur les réformes à mener ?
La Banque de France est indépendante et s'abstient de tout commentaire politique. Sur les finances publiques, nous avons un bon modèle social, mais il nous coûte 10 points de PIB de plus que nos voisins européens. Il faut privilégier les dépenses essentielles pour l'avenir comme l'éducation ou la transition climatique. Parallèlement, nous pouvons mieux maîtriser certaines dépenses courantes de fonctionnement, par le management public et l'innovation. La force des services publics ne se mesure pas seulement à leurs moyens mais aussi à leur production.
La nouvelle Assemblée Nationale rend le pays difficile à réformer. Cette donne politique peut-elle inquiéter les marchés ?
À nouveau, je n'ai pas à entrer dans le jeu politique. Notre pays est confronté à une situation économique évidemment compliquée. Il faut collectivement nous mobiliser face à l'urgence du choc ukrainien et de l'inflation, mais aussi face à quatre défis de long terme: les deux transitions écologique et numérique bien sûr, plus deux difficultés davantage spécifiques à la France que sont notre endettement public, et l'augmentation de l'offre de travail et de sa qualification. Je garde cependant une conviction : notre pays peut ici réussir, s'il se mobilise de façon lucide, juste, persévérante autour de solutions efficaces. Un exemple parmi d'autres: nous devons amplifier nos progrès collectifs sur l'apprentissage et la formation professionnelle.
La BCE n'a-t-elle pas trop attendu pour relever ses taux, par rapport à d'autres banques centrales, par rapport au cycle économique, au risque d'affaiblir la croissance sans maîtriser l'inflation ?
Je ne crois pas. Par rapport aux États-Unis ou au Royaume-Uni, la situation est objectivement différente. L'inflation sous-jacente est en Europe moins élevée et le marché du travail est nettement moins tendu. Nous serons sortis des taux d'intérêt négatifs en septembre, pour atteindre ensuite à mon sens d'ici quelques trimestres ce que les économistes appellent des taux neutres, entre 1 et 2%. Tant que nous faisons cela, c'est une normalisation de la politique monétaire, avec un retour vers des conditions normales de financement pour les entreprises et les ménages, et il n'y a pas d'effet récessif sur l'activité. Ensuite, nous ferons une évaluation des prévisions d'inflation et de l'opportunité ou non d'aller au-delà.
La BCE ne reste-t-elle toutefois pas prise au piège de l'expérience des taux négatifs et du « quoi qu'il en coûte » dont il s'avère très compliqué de sortir sans menacer la zone euro ?
Non. Il y a encore quelques semaines, nombreux étaient ceux qui assuraient que nous n'oserions pas relever les taux vus les niveaux d'endettement dans de nombreux pays. Nous l'avons annoncé, et nous continuerons de le faire autant que nécessaire. La politique monétaire n'est pas là pour financer les déficits et les États : elle est là pour assurer la stabilité des prix. C'est notre mandat vis-à-vis des Français et des Européens.
Vu la volatilité sur les marchés financiers, y a-t-il un risque à court ou moyen terme de nouvelle crise des dettes souveraines ?
Parallèlement à la normalisation nécessaire de la politique monétaire, nous sommes attentifs à sa bonne transmission à l'ensemble des 19 pays de la zone. Nous ferons tout ce qu'il faudra pour lutter contre une fragmentation injustifiée.
Craignez-vous un risque financier sur la dette de l'Italie ?
La situation de l'Italie est très différente de ce qu'elle était en 2011-2012. L'Italie est le premier bénéficiaire du plan de relance européen, et elle a annoncé en contrepartie des réformes importantes.
De nouveaux instruments budgétaires pour emprunter et dépenser en commun sont-ils souhaitables pour renforcer la cohésion de la zone euro ?
L'Europe a devant elle une négociation sur les règles budgétaires applicables aux États : c'est le fameux pacte de stabilité et de croissance, dont l'application a de nouveau été reportée d'un an. Il est très important que dans l'année qui vient, la zone euro se mette d'accord sur des règles budgétaires, sans doute simplifiées, mais plus crédibles et mieux respectées. Et puis il y a une deuxième question, après le succès incontestable du plan de relance Next Generation EU à l'initiative de la France et de l'Allemagne : envisage-t-on de se doter d'une capacité budgétaire commune pour l'avenir ? Les pays du Nord sont plus sensibles aux règles budgétaires nationales, ceux du Sud à cette capacité commune. La bonne solution pourrait être l'addition des deux: ce serait gagnant-gagnant. Si de cette horrible guerre en Ukraine peut sortir quand même un progrès, ce doit être le renforcement de l'unité en Europe.